13

 

Moochie fut reconduit au collège par une voiture de police. Il s’avéra qu’il n’avait pas été arrêté, mais entendu comme témoin. À la curiosité haletante des élèves, le gros garçon opposa une dignité outrée, qu’on sentait affectée. En réalité, il était visible qu’il jouissait d’être devenu en quelques heures le point de mire du pensionnat.

— La police m’a interdit de parler de l’affaire, déclara-t-il tout de go. Inutile de me poser des questions, je suis lié par le secret de l’instruction.

On le conspua, et le portier dut lâcher quelques vigoureux coups de sifflet pour ramener l’ordre. En fait, dès qu’il eut rejoint sa chambre, Moochie fut la proie d’un véritable déluge verbal. Il parlait sans reprendre respiration, et ses bronches irritées protestaient en émettant des sifflements de plus en plus stridents. David écoutait, tassé sur son lit, assommé par la nouvelle.

— Je l’ai découvert à la cave, haleta Moochie pour la troisième fois. Il était affaissé sur son établi et j’ai cru qu’il dormait. En fait, quand j’ai posé ma main sur son bras il a basculé. Il avait un trou dans la gorge et le devant de sa salopette était rouge de sang. Les flics ont dit qu’il avait reçu une balle de revolver, une balle qui lui a sectionné la carotide, mais ils n’ont pas retrouvé le projectile. Il paraît qu’il y avait un tas d’impacts autour de l’établi. Comme si l’assassin avait tiré, puis récupéré soigneusement chaque morceau de plomb pour empêcher qu’on ne les identifie.

David hochait mécaniquement la tête. Il se rappelait l’impression qui l’avait assiégé dans le sous-sol de la boutique au début de l’après-midi. Et les ombres minuscules qu’il avait vues bouger… Barney Coom était-il déjà mort ?

« Si tu t’étais attardé tu aurais subi le même sort ! » lui souffla sa voix intérieure.

— Et maintenant, se lamenta Moochie, que va devenir le diorama ? Pourvu qu’on ne le détruise pas… Ce serait un sacrilège !

Il se tut, reprit sa respiration, puis recommença sa narration depuis le début, l’enjolivant de nombreux détails.

David ne l’écoutait plus. Une horreur froide et animale s’était emparée de lui.

Il avait peur, terriblement peur, comme une bête tapie au fond de son terrier qui entend grossir le pas des chasseurs. Le temps coulait soudain au ralenti.

« Quelque chose va se passer ! » comprit David, en alerte. « Quelque chose est déjà en train de se passer. »

Ses pupilles se dilatèrent et sa respiration s’accéléra. Ses cheveux et le duvet couvrant ses bras se firent douloureux au moment même où ils se redressaient. Un spasme lui tordit les intestins, et il sentit qu’il était comme ces animaux qui se vident les tripes, s’allègent avant de fuir devant le prédateur qui va peut-être leur labourer les flancs et mettre un terme à leur courte vie. Les mains de David pétrirent la couverture. Ses oreilles ne percevaient plus que le ronronnement mécanique de Moochie, mais ses yeux, dilatés par la brusque sécrétion d’adrénaline, parcouraient en aller et retour rapides le paysage de la chambre.

« C’est ici, pensa-t-il. Maintenant, c’est tout près de nous… »

L’odeur du danger le submergeait, comme là-bas, dans la cave de la boutique. L’atmosphère s’électrisait et l’ampoule fixée au plafond parut briller plus intensément durant une fraction de seconde.

La bête était là… Il la devinait, il en percevait l’odeur répugnante. Une odeur d’ozone et de court-circuit.

La bête… Mais quelle bête ?

Il faillit se redresser pour crier à l’adresse de Moochie :

« Tais-toi donc, sortons d’ici et courons nous mettre à l’abri… Vite ! »

Mais il était pétrifié par la frayeur. L’air vibrait contre ses tympans et sa salive avait un goût de fer. Encore une fois, il observa la fenêtre entrouverte, chercha une forme derrière les plis du rideau.

« Nous allons subir le même sort que Barney Coom. C’est inévitable, tous ceux qui se sont approchés du diorama figurent désormais sur la liste noire de la chose qui règne sur la lande. » Enfin il détecta un mouvement rapide. Une ombre minuscule et fugace, saisie du coin de l’œil. Cela provenait des étagères sur lesquelles Moochie alignait ses maquettes en cours d’élaboration. Il y avait là deux chars aux tourelles ornées de petits personnages grisâtres attendant d’être peints.

…de petits personnages grisâtres ?

David s’immobilisa, le diaphragme bloqué. La veille encore les chars de plastique étaient nus… Moochie leur avait-il adjoint des figurines dans le cours de la journée, ou bien… ? …Des figurines grisâtres comme celles qu’il avait aperçues à la surface du diorama, à peine plus grandes que la première phalange de l’index.

Moochie pérorait, tournant le dos aux étagères. L’atmosphère s’épaissit jusqu’à prendre la consistance d’une gelée.

« Elles vont bouger ! hoqueta mentalement David. Elles doivent bouger… dans une minute, dans une seconde. »

Elles bougèrent. David ne sut s’il allait hurler, rire ou fondre en larmes. Les petits êtres juchés sur le char Sherman se laissèrent doucement glisser le long des flancs du véhicule et s’avancèrent jusqu’au bord de l’étagère. Chacun d’entre eux mesurait approximativement cinq centimètres et se déplaçait avec les mouvements saccadés de ces monstres de caoutchouc animés image par image dans les films d’horreur à petit budget.

David se rejeta en arrière, mais ses omoplates butèrent tout de suite contre la cloison.

La bouche grande ouverte, il tendit la main, essayant d’attirer l’attention de Moochie. Le gros garçon pivota sur lui-même, interloqué… Le reste se passa en quelques secondes à peine.

La première figurine traversa la pièce en sifflant, à la manière d’une bille d’acier tirée par un lance-pierres, et s’écrasa sur le mur, tout près de la tête de David.

Presque aussitôt Moochie commença à hurler, sur une note stridente, insoutenable, les yeux fixés sur les gnomes grisâtres qui gesticulaient au bord de l’étagère.

— Là ! Là ! ulula-t-il, des bêtes… des bêtes !

Mais il savait qu’il ne s’agissait pas d’insectes ou de rongeurs. Son esprit refusait simplement d’admettre la réalité, d’admettre que des lutins de métal gris couraient entre les maquettes inachevées. Un second personnage traversa la pièce en miaulant comme une balle de fusil, rasa la tête de David et creusa un trou dans la vitre supérieure de la fenêtre.

— AAAh ! hurla Moochie, les yeux hors de la tête, les bêtes ! Les bêtes !

À l’instant où il prononçait la dernière syllabe, sa respiration se bloqua, engendrant une crise d’étouffement foudroyante. Son visage devint bleu et ses lèvres noires, tandis que des râles atroces s’échappaient de sa poitrine.

Les gnomes refluèrent, se perdirent dans l’ombre. David crut les voir s’échapper par l’entrebâillement de la fenêtre. Moochie était tombé sur le sol qu’il frappait spasmodiquement des talons. L’asphyxie lui boursouflait la face.

David s’ébroua et se jeta sur la porte.

— Au secours ! cria-t-il en s’effondrant dans le couloir. Au secours ! Moochie a une crise, vite !

Quelques élèves sortirent des dortoirs, médiocrement intéressés. Certains ricanaient en imitant le klaxon caractéristique d’une ambulance. Enfin le portier arriva, attiré par les cris. Écartant les curieux, il s’agenouilla près du gros garçon.

— Vite ! souffla-t-il, prévenez l’infirmière et appelez une ambulance, il est en train de s’asphyxier.

Il contrôla le pouls de Moochie, puis lui mit la tête en extension.

— Il faut lui faire du bouche à bouche ! jeta-t-il. Il est en train de mourir.

Au moment où il collait ses lèvres sur celles de Moochie, plusieurs élèves détournèrent la tête avec dégoût, et des « Beerrk ! » écœurés fusèrent de l’assistance. David se recroquevilla contre le piédestal d’un buste de plâtre. Il savait que certains asthmatiques peuvent tomber en état de choc respiratoire à la suite d’une frayeur ou d’une émotion violente, mais il ne croyait pas, jusqu’alors, la chose si grave.

La confusion s’installait, on le bouscula pour laisser passer la civière, et il fut à moitié piétiné par les autres garçons. Le directeur et Mary Bouffe-minou firent irruption.

— C’est à cause du choc de cet après-midi, disait la jeune femme, il a été perturbé… C’est une crise psychosomatique.

Le directeur la rabroua vertement tandis qu’on chargeait Moochie sur un brancard et qu’un infirmier plaquait un masque à oxygène sur son visage joufflu. David voulut se redresser pour accompagner son camarade, il reçut un coup de coude dans l’estomac.

— Vite ! déclara le portier, l’ambulance est en bas.

— Il est tout noir, commenta un élève.

— Ouais, renchérit un autre, je parie qu’il est déjà mort !

— Et le portier qui lui a roulé un patin ! Faut pas être dégoûté !

Des ricanements fusèrent. Tout le monde suivit la civière, si bien que le corridor se vida en quelques secondes. David se retrouva seul, coincé entre deux penseurs grecs. Sans qu’il sût bien pourquoi, il fut soudain gagné par la conviction écrasante qu’il ne reverrait jamais Moochie.

« Les… « bêtes » l’ont tué, pensa-t-il, il est mort et pourtant ce n’était pas lui qu’on visait. »

Il s’arrêta sur le seuil de la chambre, hésitant à s’avancer en territoire découvert. Au-dessus de son lit, l’impact de la première attaque avait détaché un gros morceau de plâtre.

« Tu l’as échappé belle, se répéta-t-il, c’était toi qu’ils voulaient… »

Il se mit à trembler des pieds à la tête. En s’asseyant sur le lit, il sentit sous les plis de la couverture la présence d’un objet dur. C’était le corps du gnome… Un corps minuscule mais dont la finesse défiait la logique. La tête, écrasée par le choc contre la cloison, laissait voir un intérieur creux et noirci. Les membres étaient durs, rigides, comme ceux d’une statuette de bronze.

« Il est mort, constata David. En s’écrasant, il a libéré l’énergie qui l’animait, ce n’est plus qu’un banal soldat de plomb. »

Ouvrant le tiroir de sa table de chevet il prit une boîte en carton dans laquelle il déposa le minuscule cadavre de fer. Sur une impulsion il alla chercher la grosse loupe dont Moochie se servait pour ausculter ses maquettes, et la plaça au-dessus du « lutin » ( ?). Le verre grossissant lui permit de constater qu’il s’agissait d’un homme musculeux mais gagné par l’embonpoint. Il avait un tatouage compliqué sur la poitrine et une vilaine cicatrice à la cuisse gauche. La tête n’était plus qu’une boulette anonyme, non identifiable.

David s’essuya les yeux, reprit son examen. Le tatouage représentait un navire de guerre. Un destroyer de la marine américaine. Au microscope, il aurait été possible de lire le nom inscrit sur l’étrave. Depuis quand les lutins étaient-ils tatoués comme des matelots de l’U.S. Navy ?

David battit des paupières, sa vue se troublait. Il fallait qu’il se procure un binoculaire. Pourquoi ne pas descendre en salle de sciences naturelles ? Tout le monde était en bas, il ne risquait pas grand-chose à tenter l’expérience. Empochant la petite boîte de carton, il se faufila dans le laboratoire du premier étage pour continuer son autopsie.

« Tu es un monstre, se disait-il, tu devrais t’inquiéter de la santé de Moochie, te ronger les ongles, et… »

Mais il n’en avait pas le temps. Les gnomes avaient voulu le tuer, comme ils avaient tué Barney Coom, il ne devait pas l’oublier.

L’examen au binoculaire lui permit de lire le nom du vaisseau tatoué. Il s’agissait de l’USS Flying Mermaid. Un second tatouage ornait le biceps gauche de la figurine. Il représentait un cœur surmonté de l’inscription : À Joselita, la perle mexicaine que je ne me lasserai jamais d’enfiler !

David sentit la sueur perler sur son front. Les lentilles lui renvoyaient l’image qu’on peut se faire du corps d’un marin ayant déjà pas mal bourlingué. Un marin d’une quarantaine d’années à la panse de buveur de bière. Un marin réduit à l’état de figurine de métal, qui volait dans les airs pour tuer les enfants et les vieux maquettistes un peu dérangés !

L’intérieur de la « dépouille » était noirci comme peut l’être la partie interne d’une douille de revolver, une fois le coup tiré. Une certaine masse énergétique avait brûlé là, pour s’échapper au moment de l’impact. Une énergie qui avait permis au gnome de se déplacer dans les airs.

David rangea le corps dans son cercueil de carton et descendit au réfectoire, bien décidé à contacter Jonas Stroke dès le lendemain. Au repas, on ne parla que de Moochie Flanagan. Certains avançaient déjà qu’il était mort d’une embolie durant le transport. Les professeurs, eux, ne répondaient aux questions que de manière évasive.

« C’est lui qui m’a sauvé, se dit David. S’il ne s’était pas mis à hurler comme un dément, les gnomes n’auraient pas battu en retraite, et je serais resté sur mon lit, figé comme un idiot, à attendre la seconde salve… il m’a sauvé la vie. »

Il mangea peu. Dans la poche de son pantalon, les contours de la boîte contenant le cadavre de l’étrange lutin lui mordaient la cuisse. Un gnome tatoué comme un vieux loup de mer ! L’incongruité de la chose le laissait désemparé.

Il eût préféré découvrir sous la lentille du microscope un être de légende, écailleux et grotesque, comme on se plaît à les représenter dans les livres de contes.

Lorsque sonna l’heure du coucher, il regagna sa chambre en traînant les pieds, alluma toutes les lampes et roula son matelas pour se fabriquer une espèce de barricade derrière laquelle il pourrait s’aplatir le cas échéant. L’absence de Moochie creusait un gouffre dans la pièce, et David éprouva soudain une véritable nausée de solitude. Un mécanisme terrible s’était mis en marche avec la mort de Barney Coom, un mécanisme dont Jonas Stroke possédait peut-être l’explication.

La nuit s’écoula sans heurt contrairement à ce qu’on pouvait redouter. Au matin, les informations alarmistes circulèrent avec encore plus de véhémence que la veille.

Moochie était mort, Moochie avait subi une greffe du cœur, Moochie avait avoué être l’auteur de l’assassinat de Barney Coom, Moochie avait été transféré dans un hôpital pénitentiaire.

David se ferma à ce délire d’hypothèses. Profitant des palabres, il sortit le vieux vélo de la remise et se glissa hors du collège par le trou de la muraille qui donnait directement sur la lande. Dix minutes plus tard, il arrivait en vue du hangar. Son cœur battait sur un rythme précipité, mais il était décidé à crever l’abcès. Cependant, alors qu’il s’apprêtait à frapper du poing sur le vantail d’accès, la paroi de tôle ondulée pivota, dévoilant la haute silhouette du ferrailleur.

— Je t’ai vu approcher, dit doucement Stroke, je pensais que tu viendrais plus tôt.

David nota qu’il parlait à présent sans grasseyer ni rouler les r à la manière paysanne.

— Entre, fit-il en s’effaçant, ta mère va bien, ne t’inquiète pas.

— C’est vous qui l’avez trouvée ? attaqua David mal à l’aise.

— Oui. C’était trop dangereux de la laisser à l’extérieur, murmura le vieil homme, j’ai cru comprendre qu’elle n’avait plus toute sa… enfin, qu’elle était malade. Elle s’est enfuie d’un hôpital, c’est ça ?

— Elle vous l’a dit ?

— Plus ou moins. Elle parle toute seule. Il suffit de l’écouter.

David pénétra à l’intérieur du hangar. Une odeur de café chaud planait sous le toit de tôle.

— Je suis venu vous montrer ça, siffla-t-il en tirant la boîte-cercueil de sa poche. Ils m’ont attaqué hier soir. Ils ont aussi tué un homme à Triviana, Barney Coom, le vendeur de modèles réduits.

Stroke fit coulisser le tiroir de la boîte de carton sur un centimètre, puis le repoussa aussitôt. Il avait pâli.

— Tu sais tout, alors…, soupira-t-il.

— Non, grogna David, je n’y comprends rien. Il faut que vous m’expliquiez. Je sais que vous êtes un savant, j’ai vu votre uniforme.

Le géant hocha la tête.

— Tu as raison, approuva-t-il, jouons cartes sur table, nous n’avons plus le temps de finasser. Viens par ici.

Il poussa David vers la table de bois. M’man était installée devant un bol de café noir. Elle chantonnait en souriant dans le vide. Elle ne remarqua même pas l’arrivée de David. Stroke s’assit, ouvrit le cercueil de carton et fit rouler la figurine de métal sur une soucoupe de faïence.

— Tout a commencé il y a quarante-deux ans, dit-il, le regard fixé sur le gnome de métal creux. La nuit où le parc d’attractions a été ravagé. J’étais jeune alors, je travaillais comme assistant du Pr Berkoff au service scientifique de l’Air Force. Lors de l’enquête de routine, nous sommes tout de suite tombés sur d’étranges radiations. Le sous-sol du parc était imprégné d’une présence inexplicable. Quelque chose que les compteurs ne parvenaient pas à détecter et à localiser avec précision. C’était un rayonnement puissant et inconnu. Une sorte de magnétisme inexplicable qui disparut très vite au demeurant.

— Et les débris ? interrogea David.

— Il ne subsistait aucun débris. L’appareil s’était volatilisé en touchant le sol. On n’a trouvé ni tôles ni boulons… du moins en apparence. Berkoff pensait qu’il s’agissait d’une météorite et que le rayonnement disparaîtrait au bout de quelques semaines. La consigne était de minimiser l’événement. Il fut décidé qu’on laisserait une sentinelle sur place… Une sorte d’espion qui garderait en permanence une oreille collée au sol et un œil sur son compteur Geiger. On craignait d’avoir affaire à une arme nouvelle sortant des laboratoires du Reich. La psychose des armes secrètes ravageait les états-majors. La guerre touchait à sa fin, on avait peur d’un dernier coup de poker. On chuchotait déjà des choses au sujet des bombes atomiques. Je me suis porté volontaire pour être cette sentinelle dissimulée dans le paysage… J’ai attendu, j’ai cherché… longtemps. À la fin de la guerre, on a cessé de prendre mes rapports au sérieux et on a commencé à m’oublier. Je n’étais plus qu’un numéro de code sur un programme réputé Top-Secret. Plus tard, ils m’ont mis à la retraite, d’office. Mais je suis resté sur place… pour continuer. Pour savoir. Je n’ai plus aucun lien avec l’armée. Je touche une pension, c’est tout. Personne ne s’est jamais présenté pour prendre la relève. Je demeure l’unique sentinelle en poste. Berkoff est mort, tous mes appareils sont peu à peu tombés en panne…

David s’agita, impatient.

— Mais cette chose, là ! dit-il en désignant le gnome de métal creux, qu’est-ce que c’est ? Personne ne serait capable de sculpter une figurine avec autant de détails et de précision. Au microscope, on discerne jusqu’à l’implantation des poils sur la peau… Je crois même que son sexe présente des traces de circoncision. C’est invraisemblable, qui pourrait travailler avec autant d’habileté sur une statuette de cinq centimètres ? Tout est représenté, les ongles des doigts, les plis de la peau. C’est à devenir fou.

— C’est vrai, observa Stroke, mais je peux te montrer quelque chose d’encore plus incroyable. Une figurine du même genre… mais vivante, cette fois.

Il se leva, s’agenouilla devant la porte d’un vieux coffre-fort rouillé, manœuvra le battant pour en extraire une cage d’acier tressé semblable à ces nasses dans lesquelles on piège les rats.

— Regarde ! souffla-t-il en posant la cage sur la table.

David se pencha… et se mordit les lèvres pour ne pas crier. Des petits animaux de métal gris s’agitaient derrière les mailles de la prison portative, comme affolés par la lumière trop vive.

Il y avait là un chien, un renard, une vache, une mouette… tous sans exception mesuraient la même taille, cinq centimètres. Si bien que la mouette se trouvait aussi grande que la vache.

— Des… automates ? s’enquit David.

— Ne joue pas l’imbécile, grogna Stroke, tu sais très bien ce dont il s’agit.

David frémit. La vache minuscule dormait des coups de corne contre le grillage. Elle brillait, bleue, chromée et pourtant incroyablement souple.

— Tant que l’énergie les habite, l’acier qui les compose reste malléable, commenta le chercheur ; lorsqu’une fuite se produit, ils deviennent alors raides comme des cadavres. Ceux-ci sont des créatures inférieures produites par les résidus du métal.

— Quel métal ?

— Le métal des étoiles… Le métal dont était faite la chose qui s’est écrasée au centre du parc d’attractions. Un métal qui a fondu sous la chaleur de l’impact, s’est vaporisé pour retomber en fines gouttelettes minuscules et pénétrantes. Ces gouttes ont criblé les corps de dizaines de victimes, tel du plomb de chasse, les fauchant comme des décharges de chevrotine… Mais à l’époque on ne s’en est pas rendu compte. Il y avait tant de morts sous les décombres, tant de corps écrasés, déchiquetés. Pourquoi aurait-on prêté attention à de si petites blessures ?

— Mais la vache, les gnomes, gémit David, je ne comprends pas…

— C’est normal. Il m’a fallu du temps pour recomposer le processus qui régit ces choses, murmura Stroke. D’abord il faut que je te parle de la loi de l’impact.

— La loi de l’impact ?

— Oui. C’est un phénomène qui conditionne la survie du métal. Cette vache, ce chien, ce renard, cette mouette, ont tous la taille de la balle de fusil qui les tua. Voilà pourquoi ils mesurent tous cinq centimètres !

Pour souligner sa démonstration, il tira de la poche de son treillis une longue cartouche aux reflets de cuivre.

— Je le sais, martela-t-il, et d’autant mieux que c’est moi qui les ai abattus. Le métal est habité par une sorte de survivance, une énergie inconnue qui absorbe la vie des êtres vivants.

— Vous voulez dire qu’elle les… assassine ?

— Oui. Et chaque fois qu’elle tue quelqu’un, elle prend l’aspect de sa victime. C’est ce que j’appelle la loi de l’impact. Les balles que j’ai fondues pour tuer ce chien, ce renard, cette vache, ont absorbé le flux vital de ces animaux en pénétrant dans leur chair. Tout de suite après la métamorphose a commencé…

— Quelle métamorphose ?

— Si je glissais cette balle dans la culasse d’une carabine, et si nous sortions sur la lande pour abattre une bête, tu verrais au bout de quelques minutes le projectile ressortir par ses propres moyens du trou creusé par la balle ! C’est l’exacte vérité.

» Si j’abattais un chien, la balle émergerait de la plaie sous la forme d’un chien de fer de cinq centimètres de long. Tu verrais cette figurine ramper dans la chair et le sang, lutter pour quitter le cadavre de l’animal… Ce serait comme si le chien mort accouchait d’un minuscule chiot de métal, un chiot reproduisant exactement son image en réduction. Une mécanique impossible vomie par les lèvres de la plaie… La première fois que j’ai assisté à ce spectacle j’ai cru perdre la tête, pourtant j’étais prévenu, je suspectais une diablerie de ce genre, mais quand les plumes de la mouette se sont écartées pour laisser passer un tout petit oiseau de fer rouge de sang, j’ai failli tout lâcher et me mettre à courir droit devant moi en hurlant à la lune. Il y avait ce trou écarlate sous le ventre duveteux de l’oiseau, et cette chose brillante qui remontait toute seule du fond du cadavre, qui trottinait au cœur des muscles et des viscères troués. Une mouette d’acier, minuscule. Elle palpitait au centre de ma paume, et ses ailes coupantes m’écorchaient. J’ai serré le poing pour la retenir prisonnière. Elle m’a labouré la peau, comme une lame de rasoir. Le même prodige a eu lieu pour la vache et le renard.

— Le métal de la balle provient de… l’ovni ? De la chose qui s’est écrasée sur le parc ?

— Oui. Curieusement, il n’émet aucune radiation, et les détecteurs glissent sur lui sans pouvoir réellement le localiser. Il est neutre, invisible, irrepérable. C’est par un hasard « forcé » que j’ai fini par découvrir une « pépite » en remuant la boue. Une pépite anormale parce que défiant tous les instruments de détection classiques. Je pense que lorsque le… « vaisseau » ( ?) s’est volatilisé en touchant le sol, la pluie de fer liquide s’est enfoncée profondément, trouant la boue et la terre sur plusieurs mètres avant de refroidir et de se solidifier sous la forme de perles de chrome. Lors de l’enquête nous avions cherché des fragments de tôle, de carénage, des pièces de moteur, des tronçons d’hélice, jamais nous n’aurions songé à creuser le sol pour en extraire des gouttelettes d’acier !

— Mais comment vous est venue l’idée de transformer ces pépites en balles de fusil ? s’étonna David. Et pourquoi parlez-vous de « hasard forcé » ?

Stroke fit la grimace.

— J’ai commencé à faire des rêves. Des rêves répétitifs. En fait, je pense qu’il s’agissait d’une emprise hypnotique exercée par la « chose » sur mon cerveau. J’ai rêvé que je forgeais des balles… De même que peu de temps auparavant, j’avais rêvé que je découvrais un trésor en creusant autour du cratère ! Il n’y avait là aucune coïncidence, simplement le résultat d’une suggestion dictée par la Chose.

— Vous voulez dire qu’elle vous guidait ?

— Oui. Elle me dictait mes actes, me suggérait des entreprises. J’obéissais sans m’en rendre compte, persuadé de jouir de tout mon libre arbitre. J’ai fait tout ce qu’elle voulait. Elle avait besoin de moi pour se procurer l’énergie vivante dont elle se nourrissait. Elle avait besoin de moi pour tuer, pour s’abreuver du flux vital des animaux… Seule, enfouie dans la terre, elle était sans ressources, condamnée à mourir à plus ou moins brève échéance. Quand elle a senti que ses forces s’amenuisaient, elle s’est lancée dans une bataille psychique pour s’assurer le contrôle de mon esprit. Pour me souffler de « brillantes idées ». Elle m’a dit « Hé ! Jonas, pourquoi n’irais-tu pas creuser ce matin autour du cratère ? », « Hé ! Jonas, pourquoi ne fondrais-tu pas cette belle pépite bleue pour en faire une balle de fusil ? » J’ai marché, je l’avoue. Je me suis cru génial, habité par des intuitions quasi divines ! Il m’a fallu du temps pour prendre du recul.

— Mais cette forme de vie extraterrestre, en quoi consiste-t-elle ?

— C’est très dur à expliquer. Nous ne sommes pas en présence d’êtres différenciés, distincts les uns des autres. Il s’agit plutôt d’une masse se reproduisant par surgeons, comme cela se passe pour certaines plantes. Tu as peut-être étudié ce phénomène en botanique ? On classe cela dans les reproductions asexuées. La masse du vaisseau s’est fragmentée en explosant, et chaque fragment mène aujourd’hui une vie autonome.

— Mais pourquoi la vache ne mesure-t-elle que cinq centimètres ? demanda David. J’ai vu sur la lande une statue vivante de la taille d’une femme. Une statue dont le visage reproduisait les traits de Lisbeth Mac Floyd. Une jeune fille morte la nuit de la catastrophe.

Jonas frémit, et rentra la tête dans les épaules.

— Oh ! Celle-là, souffla-t-il, elle est terrible… Elle me harcèle. C’est à cause d’elle que j’ai sorti ta mère de la baraque. J’avais peur qu’elle la… prenne.

— Vous voulez dire qu’elle la tue ? dit David en pâlissant.

— Oui. À partir d’un certain stade le… métal devient autonome. L’énergie dont il est gonflé lui permet de chasser par lui-même, sans le secours d’aucun… valet. La vache ne mesure que cinq centimètres car elle a été « engendrée » par un morceau d’acier affaibli, dégénéré, incapable de proliférer. Je pense que la trop longue attente dans la terre a privé ces fragments d’une grande partie de leurs pouvoirs. À demi déchargés, ils ont survécu à la manière d’avortons. De là ces figurines minuscules, l’énergie volée aux animaux n’a pas réussi à dilater le métal, elle est restée prisonnière des quelques grammes d’acier composant le projectile. Dans le cas de Lisbeth Mac Floyd, les choses se sont passées différemment Lisbeth a été fusillée par une mitraille de gouttelettes, et ces « cellules » détachées du Grand Tout ont aussitôt trouvé en elle une énergie de reconstitution. Il n’y a eu aucune attente, aucune déperdition. Cela s’est fait très vite, alors que le métal jouissait de toutes ses facultés.

David se mordit les lèvres, la migraine le gagnait.

— Mais… elle est très grande, objecta-t-il alors que la nausée s’emparait de son estomac. Comment a-t-elle pu… sortir du… cadavre ?

Jonas Stroke détourna les yeux.

— Je suppose qu’elle a mis plus longtemps à se former, chuchota-t-il. Elle était en gestation dans le corps de la morte, lorsqu’on a fermé le cercueil. Elle était là, dans son ventre, comme un fœtus d’acier, comme un bébé de fer bleu au bourgeonnement secret. Si on l’avait ouverte… je veux dire : si l’on avait procédé à une autopsie, on aurait découvert dans sa chair une statuette à son image. Une statuette d’acier reproduisant à la perfection chacune de ses particularités physiques.

— Mais… Mais comment est-elle sortie ? insista David, les lèvres décolorées par l’angoisse.

— Comment ? Comment ? gronda Stroke cédant soudain à la colère, mais comme les autres, pardi, en crevant la chair du cadavre ! C’est ce que tu veux m’entendre dire ? Une nuit, la statuette a déchiré la chair corrompue de la morte, elle a arraché le couvercle du cercueil et elle a foré un tunnel dans la terre pour se glisser dehors, pour revenir à la surface !

David retint un hoquet de dégoût.

— C’est la vérité, tempêta Stroke, la figurine a déchiqueté le cadavre, cassé le cercueil et creusé comme une taupe pour finalement émerger entre deux pierres tombales. Là ! Tu es content ? Je suppose qu’elle a ensuite entrepris de survivre à l’intérieur du cimetière en tuant les chats errants. Le jour, il lui suffisait de se hisser au sommet d’un mausolée et de se cacher au milieu des autres sculptures de bronze. C’était facile, qui aurait remarqué une petite figure de fer au milieu d’autres figures de fer ? Chaque nuit, elle descendait de son piédestal pour tuer de nouveaux chats…

— Mais pourquoi ne se transformait-elle pas en chat ?

— La loi de l’impact ne joue qu’une fois. Le métal conserve toujours par la suite l’apparence de sa première victime. On peut aussi penser que ces… choses sont assez intelligentes pour déterminer le déguisement qui leur convient le mieux. La figurine a peut-être compris qu’il était préférable pour elle de conserver l’aspect d’une jeune fille. Ainsi, elle pouvait plus facilement se mêler aux ornementations symboliques. Qui a jamais vu un chat de fer dans un cimetière ? Cela paraîtrait incongru et éveillerait aussitôt l’attention des visiteurs. Elle a dû vivre ainsi durant des mois et des mois, prenant un peu plus de volume à chaque exécution. Quand elle est devenue trop grosse pour se dissimuler dans le fouillis allégorique des monuments, elle a probablement soulevé une pierre tombale pour s’allonger sur le couvercle d’un cercueil.

— Il fallait qu’elle ait de la force !

— Ces êtres ont une force terrifiante, et une incroyable résistance aux chocs.

— Et après ? Je veux dire : lorsqu’elle a atteint la taille de son modèle, qu’a-t-elle fait ?

— Elle a gagné les bois, la lande. Et s’est cachée dans une crevasse. Se nourrir est facile, il y a tellement d’animaux errants.

— Bubble-Sucker, l’un de nos professeurs, nous a justement parlé de tous ces animaux attirés vers la lande, et qui se jetaient dans le cratère de l’explosion.

— Oui, c’est vrai. Encore une fois, je suis persuadé que la chose a influé sur leur psychisme. Elle les a appelés car elle avait besoin de supports pour s’incarner. Il est probable que l’explosion de l’engin n’a pas permis aux « enfants du métal » de prendre racine dans suffisamment d’individus. Il y a eu beaucoup de perte. Beaucoup de substance avalée par la terre et la boue.

— Les pépites de chrome ?

— Oui, la chose désirait le corps des animaux. Elle les a attirés sans pouvoir les utiliser. C’est pour cela qu’elle a ensuite décidé de se servir de moi.

— Mais alors, bégaya David, tous les gens tués lors de la catastrophe sont devenus des… statues vivantes ?

— Toutes celles que la mitraille de l’espace a fusillées, oui. Mais elles sont moins nombreuses que tu ne crois. Peut-être une douzaine.

— Il y a un chien parmi elles ?

— Oui. Un chien-loup. Tu l’as vu ?

— Oui, il m’a poursuivi, mais il est lent.

— Ils sont tous lents. Lents mais indestructibles.

Stroke se tut, soudain accablé. Sur la table la minuscule mouette de fer voletait à l’intérieur du piège, et ses ailes tranchantes crachaient des étincelles chaque fois qu’elles heurtaient le grillage des parois.

— Saloperies, cracha le vieil homme, elles se sont servies de moi… Elles m’ont hypnotisé des années durant. J’ai été leur valet. Je me suis attelé à la forge pour leur permettre d’essaimer à leur guise.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Stroke se cacha le visage dans les mains.

— Le minerai enfoui dans la terre, les pépites ayant raté leur cible. Tout ce métal inemployé demandait à sortir avant d’avoir épuisé son énergie. C’était pour lui une question de survie. Il lui fallait des victimes pour se recharger… et pas de simples animaux en maraude, mais de belles âmes humaines.

David se rétracta. Stroke lui faisait peur.

— Tu as bien compris ! martela le vieillard, la chose voulait tuer… tuer pour se nourrir, pour survivre. Tuer des proies gorgées d’énergie. Alors elle m’a utilisé pour lui donner les moyens de passer à l’action. J’ai ramassé les pépites, j’ai écumé toute la lande pour récupérer le minerai enfoui, et je me suis attelé à la forge. J’ai fabriqué des couteaux, des ciseaux, des dagues, des poignards. Toute une quincaillerie à la manière ancienne que je descendais ensuite vendre aux touristes, le long de la route nationale. De la ferraille maudite, abominable. De faux coutelas indiens que les gosses suspendaient dans leur chambre, des haches de « trappeur », des tomahawks, des Bowie-knives à la lame large comme un sabre, des machettes aussi, des poignards de sacrificateurs soi-disant « aztèques ». Quoi d’autre encore ?

» Durant des mois j’ai battu l’enclume comme un esclave. Les vendeurs de souvenirs et de pacotille étaient contents de me voir. Vos cochonneries partent comme des petits pains ! me disaient-ils en se frottant les mains. Et ils renouvelaient leur stock. J’arrivais, avec mes caisses pleines de lames tranchantes. Et toutes ces dagues brillaient au soleil d’un mauvais éclat. Je savais que la chose était en elles, et qu’elle attendait de se nourrir. Je savais qu’une fois l’objet-support acheté, elle commencerait à influer sournoisement sur l’esprit de son propriétaire. Alors le gosse regarderait son Bowie-knife pendu au-dessus de son lit, et se dirait : « Quel effet cela fait-il de crever un ventre ? D’entendre céder la peau et éclater les viscères ? » Je savais que cette idée grandirait peu à peu en lui comme une obsession jusqu’au jour où il descendrait dans la rue pour poignarder une passante. C’est ce que voulait le métal. S’abreuver ! Plonger son nez à double tranchant dans l’intimité d’une chair palpitante. Boire l’âme de la victime, se recharger… et renaître.

» J’ai fabriqué mille instruments de meurtre… et je sais que presque tous ont été utilisés dans ce but. J’ai coulé des balles de « collection » aux douilles ciselées de motifs mexicains et je les ai vendues à un armurier du port. Elles ont été achetées par des marins en goguette qui peu de temps après se fusillèrent à bout portant au cours d’une obscure querelle.

— Des marins ? balbutia David en regardant le corps du gnome sans tête dans la boîte en carton.

— Oui, des marins. Mais le métal était de mauvaise qualité. Exténué, pourrait-on dire, et l’incarnation se fit sous la forme de ces lutins ridicules. Je suppose qu’il en a été de même partout dans le pays. Des couteaux, des paires de ciseaux, des haches ont dû donner naissance à des figurines de métal plus ou moins aptes à se développer. Celles qui possédaient encore assez d’énergie ont dû pousser jusqu’à atteindre la taille d’un enfant de cinq ou six ans, les autres ont dû rester prisonnières du volume initial de l’acier.

— Avez-vous fabriqué des objets importants ?

— Je ne sais plus. J’étais sous contrôle. J’agissais comme dans un rêve. J’ai ramassé d’énormes quantités de minerai mais je ne sais plus exactement ce que j’en ai fait Cela a duré plus de cinq ans. Tu réalises ? Une parenthèse de cinq années dont je ne garde que des images confuses. Beaucoup de gens à Triviana ont pensé que j’étais devenu fou. Pendant tout ce temps, les objets affamés d’énergie ont circulé, occasionnant des phobies, des idées fixes. On les a utilisés pour tuer ou pour se tuer ! Ils ont engendré des désirs de meurtre et de destruction, déclenchant d’épouvantables tueries.

— Ce n’est qu’une supposition.

— Non. J’ai procédé à des recoupements. J’ai pu suivre le trajet de quelques-uns de ces Bowie-knives fabriqués sur cette enclume. Au bout du voyage, je suis toujours tombé sur un meurtre… ou une affaire de psycho-killer, comme on dit maintenant. Mais ce n’est pas tout. Il y a autre chose…

— Quoi ?

— Après avoir essaimé, ils reviennent. Ici, sur la lande, comme si après s’être rechargés ils voulaient reconstituer la masse initiale, Le Grand Tout. Tu comprends ce que cela impliquerait ?

— Non… pas vraiment.

— Si le puzzle se complétait, pièce à pièce, nous verrions s’ébaucher une bête monstrueuse. Un être de métal à l’appétit formidable. Gigantesque. Un prédateur colossal aux besoins énergétiques grandissants.

David haussa les épaules, pas vraiment convaincu. Jonas Stroke n’avait visiblement plus toute sa tête, qu’y avait-il de vrai dans la masse informe de ses propos ?

David était tenté d’y voir un délire né de la solitude et de l’abus de l’alcool. Pourtant il ne pouvait nier l’existence des animaux de métal bleu qui tournaient inlassablement au cœur de la nasse.

De minuscules robots peut-être ? Des bijoux cybernétiques, de simples automates miniaturisés ?

Non… Puisqu’ils étaient creux et qu’aucun rouage ne se cachait sous leur peau d’acier.

Il songea à la femme de chrome, à ce double de Lisbeth Mac Floyd qui s’était épanoui dans les entrailles de la morte.

« Bébé de fer », avait dit Stroke.

Bébé de fer…

Le vieil homme procéda à une nouvelle distribution de café puis tira d’une cantine un gros cahier entoilé, sur les pages duquel on avait collé une multitude de coupures de presse.

— Le cheminement du métal, dit-il simplement en posant l’ouvrage sur la table, devant l’enfant. J’ai longtemps épluché les journaux, guettant les échos des faits divers. Au fil des armées, les meurtres inexpliqués se sont multipliés. Des meurtres à l’arme blanche, souvent perpétrés par des gosses à qui on avait offert un poignard scout forgé ici, au cœur de la lande. Regarde les photos. Toutes ces armes du crime ont été frappées sur mon enclume, ici même. J’en suis l’auteur. Il est curieux qu’aucun journaliste n’ait jamais fait le rapprochement, n’ait jamais vu le lien unissant tous ces poignards « indiens », ces dagues « espagnoles »…

David s’était mis à feuilleter l’album. Des visages poupins défilaient sous ses yeux. Malcolm D…, 15 ans. William T…, 16 ans. Des visages qu’on devinait roses, hagards. Des yeux vides désormais incapables de fixer un point précis. La liste des meurtres suivait, égrenant les baby-sitters éventrées, les petites amies égorgées, les animaux de compagnie mutilés. Les proches parlaient de conduite inexplicable, de changement de personnalité brutal.

David referma le livre. Il avait le visage en feu et se sentait vaguement nauséeux, comme à la veille d’une maladie contagieuse.

— Il est tard, dit-il d’une voix inaudible, il faut que je rentre au collège.

— Garde-toi, murmura Stroke, ils reviendront à la charge, c’est inévitable, et cela se produira au moment où tu t’y attendras le moins.

David acquiesça d’un hochement de tête et mendia le regard de M’man, mais la jeune femme chantonnait en dessinant des arabesques sur la table à l’aide de son index trempé dans le café.

David sortit du hangar. Il lui fallait à tout prix rejoindre le collège tant que le soleil brillait haut dans le ciel.